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Le tableau comme une échappatoire

 

Au principe des derniers travaux de Vanessa Fanuele, une fenêtre. Celle devant laquelle, arpentant la Villa Malaparte, elle tombera en arrêt : cette fameuse percée dans le mur à l’aplomb du bureau de l’auteur où, sous l’effet du cadre, une portion du panorama méditerranéen s’organise soudain comme une historia. La fenêtre – et à l’instar la toile –, lieu d’apparition de l’image ne proposant qu’une vue par essence distanciée et fragmentaire du monde. C’est de cette dialectique entre ouverture et bordure, entre perspective et écran que procèdent ses peintures récentes. 

Son goût du paysage l’avait déjà en toute logique conduite à explorer cette expression si particulière du genre qu’est la veduta – peinture classique de vues urbaines visant à imager, pour mémento, les hauts lieux du Grand Tour. La précédente série des Ultras relève explicitement de ce registre. Vanessa Fanuele y dépeint une série de photographies tirées d’anciens magazines et de polaroïds défraîchis, compilant des bâtiments emblématiques de l’architecture moderne – ceux de Richard Neutra, Pierre Koenig, Le Corbusier ou Mies van der Rohe, autant de souvenirs empruntés à son musée imaginaire. À cette différence cependant : là où les intentions représentatives et descriptives prévalaient pour les vedutistes, elle ne s’embarrasse plus d’une quelconque fidélité à la perception optique. A contrario, elle l’interroge. Et mâtine systématiquement ses vues de dégradés vifs s’étalant en larges bandes horizontales venant diaprer le motif.

Dans les tableaux de Vanessa Fanuele, la transparence mathématisée de la fenêtre albertienne cède ainsi la place à un espace pictural plus ambivalent. Si le terme italien de veduta désigne « ce qui se voit », il indique aussi conséquemment « comment on le voit » - et c’est ce qu’elle travaille. Par la couleur, d’abord. Laquelle ne se rend jamais tout à fait à la forme – elle la déborde, l’outrepasse – et moins encore à la symbolique ou au sujet. Le référent reflue volontiers au milieu des réseaux colorés que Vanessa Fanuele trame all over sur l’étendue de la toile. Tenue à distance sous ces lavis translucides qui traversent le format, la végétation brossée en touches larges et fluides se dissout en silhouettes quelque peu incertaines. Les constructions perdent également en consistance. Les cadrages les résument aux plans épurés d’un sol ou d’un plafond à nu, aux arêtes graciles d’une baie vitrée, au rectangle d’un bassin. On devine la facture lisse et les aplats tendus de ces éléments dont la rigueur hard edge distribue la composition. Mais ces lignes de forces se dissipent pourtant, ossature juste sous-jacente sous le déploiement de l’espace en traînées cotonneuses couchées sur la toile.

Vanessa Fanuele combine ainsi les modalités stylistiques pour mieux altérer le sens à accorder à l’image. C’est plus flagrant encore dans ses peintures les plus récentes où, cherchant une nouvelle simplicité, elle donne finalement rang au blanc. Épurant ses compositions, elle s’est employée à en réduire simultanément le jeu chromatique jusqu’à nimber la toile d’une brume achrome. Ce voile vaporeux fonctionne comme un repoussoir – l’effet d’éloignement produit amalgame visuellement les habitats représentés et les paysages sur lesquels ceux-ci ouvrent, les reléguant pareillement dans le lointain. En recouvrant la représentation de ce sfumato laiteux, Vanessa Fanuele se joue de la topographie ordinaire du tableau : premier et arrière-plan s’y intervertissent pour entraver le rendu ad hoc de la profondeur. Si les vues figurées creusent la perspective, le geste du recouvrement vient à rebours accuser la planéité de la toile. Les contrastes assourdis de ces peintures, les ombres portées rares participent également de cette attention accrue à la surface, soulignant d’autant l’antagonisme avec les ouvertures qui y sont systématiquement reproduites.

Car ce ne sont que murs vitrés et fenêtres. Par endroits parés de quelques voilages transparents redoublant matériellement et symboliquement le halo mat du lavis qui ouate la toile – façon de ménager des zones où la lisibilité s’altère encore, d’échelonner les différents degrés de netteté, de lisibilité jusqu’au difficilement définissable. Sous cette brume qui obstrue le champ iconique, la représentation est sans cesse peu ou prou différée. Cela parce que Vanessa Fanuele ne restitue la vue qu’au travers du filtre du souvenir, dont on sait qu’il ne livre jamais que partiellement et arbitrairement les situations originelles. Sa peinture demeure ainsi dans l’entre-deux : montrant sans révéler, dans l’imminence d’un dévoilement. 

En lieu et place d’une perspective, il faudra se contenter d’une promesse. Les vedute de Vanessa Fanuele tiennent en définitive de cette acception de la fenêtre que propose Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace, celle d’une frontière irrésoluble entre l’en-deçà et l’au-delà. Le point de vue subjectif – devenu itératif dans ses dernières toiles – induit cette notion de seuil : il place le regardeur tout contre la vitre, au terme de l’architecture, dans cette zone préliminaire à l’orée du paysage. Dedans ou dehors, c’est indécidable. Vanessa Fanuele insiste d’ailleurs sur la porosité du dispositif. Dans les tableaux laissant une part importante à la représentation du bâti, une modulation ténue de la transparence permet de déceler des ouvertures dans les baies qui enceignent l’espace intérieur. D’autres peintures amplifient cette perméabilité entre le home et le wild par un effet de zoom avant – comme avec ces vantaux occupant toute la hauteur du format qui s’entrebaîllent, opérant une faille vers l’extérieur. Derrière le carreau, un environnement immanquablement vide de toute présence humaine. La fenêtre est cette interface entre l’espace privé, le domestique et une nature agreste d’une simplicité un peu sauvage. En détissant cette polarité, Vanessa Fanuele questionne la possibilité de l’intime – cet intimus, superlatif de l’intérieur, indexant ce qui est d’ordinaire caché au regard.

C’est d’autant plus probant lorsque la peintre choisit de faire correspondre jusqu’à les confondre la structure de la fenêtre et celle de son tableau. Un châssis rejoue l’autre. Mise en abyme par laquelle la peinture réaffirme sa qualité albertienne de fenêtre ouverte, mais dans le même temps sursignifie sa structure fondamentale, à savoir l’incomplétude du monde qu’elle délivre. Dans ce processus autoréférentiel, les toiles de Vanessa Fanuele se donnent ainsi somme toute à penser – avant tout à voir –  en termes de hors champ, de manque, d’absence, d’invisibilité. Cela parce que ses vues aux topographies indécises, qui de surcroît se dérobent sous les limbes blanchâtres, tiennent en fait de l’introspection : ici la scène représentative vaut pour portrait psychologique, les paysages éthérés où la lumière et la couleur prennent le dessus se faisant miroir d’un état intérieur. À contre-pied du système historico-symbolique de la veduta, Vanessa Fanuele offre au regardeur un horizon parcellaire, et cette brume qui dissémine la figuration – vue tronquée, empêchée, une invite vers l’ailleurs aboutissant au retour sur soi. Une peinture où, en définitive, l’expérience supplée l’image.

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